Ls Hell's Boots dans l'expresshttps://www.antoinedoyen.net/SERIES/Yee-haw!

D'après une enquête exclusive de l'Ifop pour L'Express, près d'1 Français sur 10 s'adonne à cette danse née dans le Grand Ouest américain. Enquête.

Tous les week-ends, deux à trois bals sont organisés dans chaque département. Ici, le 16 novembre, celui du club des Hell's Boots, près de Soissons.

Centre commercial de la Défense, le jeudi à l'heure du déjeuner. Ils sont une soixantaine à danser, un chapeau par-ci, un bandana par-là, quelques paires de santiags. Sans se soucier des cadres qui passent et retiennent à peine un sourire, sans se soucier du décor de béton brut. Ils s'arrêtent quelques minutes pour bavarder, boire un peu d'eau, puis repartent. Parce qu'ils connaissent la chorégraphie, oui, celle-là, Day Of the Dead, ils l'aiment bien, oui, celle-là, Sweet Hurt, ils la maîtrisent. 

 

Deux jours plus tard, Soissons, dans l'Aisne, à 120 kilomètres au nord de Paris. La ville de Clovis et de son vase, où les rues s'appellent Charles-de-Gaulle ou Maréchal-Leclerc, où, le samedi matin, on s'adonne au classique triptyque marché-boulangerie-bistrot, où quelques bâtiments abandonnés disent que la vie ne tient pas toujours ses promesses. Il est 14 heures et de curieux cow-boys s'approchent de la salle polyvalente Georges-Brassens. A l'intérieur, des roues de chariot, des vautours en carton, des fauteuils à bascule et des drapeaux américains tentent de faire oublier les murs roses et le carrelage banal.  

 

C'est parti, rock step, hitch, stomp, l'après-midi est consacré à répéter les chorégraphies. Une fois, deux fois, trois fois. Ceux qui ne se sentent pas au niveau restent assis à leur table. Ils appartiennent aux clubs des Hell's Boots, du Dynamic Country ou du Liberty Country, ils ont parfois fait 100, 120 ou 150 kilomètres pour être là. Au plus fort du bal, ils sont 250 à 300, toujours en santiags et chapeau, à s'élancer sur la piste. Jusqu'au-delà d'une heure du matin et épuisement des artistes invités, Toly et Ian Scott.  

La chanteuse Toly anime un apéro-concert avant le bal du 16 novembre. Antoine Doyen

On l'avoue - au risque de vexer certains pratiquants -, quand on nous a parlé du succès de la danse country en France, on a pris ça un peu à la légère. On a imaginé quelques clubs de nostalgiques du far west et une poignée d'originaux en perpétuelle quête d'activité nouvelle, pas un phénomène d'ampleur. Puis il y a eu ce collègue qui nous a parlé de son village d'origine converti à la danse country, ces amis qui, tous, connaissaient une tante, une cousine, un copain qui s'y était essayé. Il a fallu se rendre à l'évidence. Depuis une quinzaine d'années, et sans faire de bruit, la danse country connaît un succès fulgurant en France. "Ce sont en effet pas moins de 9 % de la population nationale âgée de 18 ans et plus, soit près de 4 millions de personnes qui ont déjà pratiqué ou qui s'adonnent à la danse country dans le cadre d'une structure collective (club ou association)", estime le politologue Jérôme Fourquet, dans une note intitulée Once Upon a Time in... Seine-et-Marne, réalisée en exclusivité pour L'Express*. 

Hier au thé dansant, aujourd'hui au bal country

Loin des grandes villes et tout particulièrement de Paris, loin des surdiplômés et des intellectuels moqueurs, des dizaines de clubs ont éclos. L'été, les festivals drainent des milliers de personnes à Tours ou à Craponne-sur-Arzon (Haute-Loire). Tous les week-ends, un, deux, voire trois bals sont organisés dans chaque département. Bien sûr, il faut parfois faire un peu de route, mais peu importe, la passion l'emporte. Hier, ces aficionados fréquentaient les thés dansants et les lotos, se réunissaient une fois l'an pour la fête du village ou la kermesse, désormais, ils s'amusent en dansant la country. De samedi soir en samedi soir, ils se retrouvent, se tutoient, s'embrassent, formant une France en quête de chaleur et de rires que le reste du pays, au mieux, ignore, au pire, méprise. 

 

Cette France est née dans un décor de carton-pâte au début des années 1990, lorsque Disney Village s'implante à Marne-la-Vallée. Au Billy Bob's, un certain Robert Wanstreet y popularise la musique country et, surtout, la danse chorégraphiée. Le premier club, les Amis du Far West, est né. Il va essaimer partout en France. Le mouvement va se nourrir de l'amour de certains pour la musique country, de la nostalgie de l'enfance des autres. Petit, Bernard, aperçu à la Défense, accompagnait tous les week-ends son père, qui faisait le shérif dans La Vallée des Peaux-Rouges", un parc d'attractions de la région parisienne. A la maison, la musique country était omniprésente, il en a gardé le goût. Toly, chanteuse et animatrice de country, une vedette dans le milieu des bals du quart Nord-Est de la France, se souvient : "Je rêvais de parler l'américain, je ne savais même pas que c'était la même chose que l'anglais, je regardais des séries comme Les Mystères de l'Ouest, Starsky & Hutch, j'écoutais mes parents me parler du débarquement, de ces Américains qui étaient venus nous sauver, et ça me faisait rêver." 

 

Les adeptes replongent dans une Amérique imaginaire. Ici, Véronique Sirot, la responsable du club des Hell's Boots. 


La country, un phénomène si français

Dans un monde qui les effraie parfois, leur paraît dur souvent, l'univers de la country signe le retour à leurs rêves de gosse. Leur Amérique n'est pas réelle, non, rien à voir avec celle de Donald Trump ou de la Silicon Valley. La leur, c'est celle des westerns et de John Wayne, celle des saloons ou de l'harmonica au coin du feu. Celle des chansons qui racontent des histoires simples, des histoires de gars qui rentrent saouls, de gardiens de troupeaux qui s'ennuient le soir venu dans les grandes plaines. Ils l'élargissent volontiers aux Indiens, pourtant massacrés au nom de la conquête du far west. Ils y invitent Elvis - après tout, Memphis n'est pas si loin de Nashville, le temple de la country. Des fans de Johnny et des bikers se glissent souvent dans le lot. "Un biker, c'est un cow-boy refoulé qui ne peut plus avoir son cheval à la maison", s'amuse Christophe, improbable hybride croisé à Soissons, pistolet à la hanche et gilet en cuir Skull Biker Club sur le dos. Ils jouent des personnages pour oublier leurs fragilités et s'imaginer un instant une vie plus douce que leur quotidien.  


Des cours abordables, une iconographie populaire

Le monde de la danse country est celui des classes moyennes et populaires. Les tarifs bon marché des cours (entre 35 euros l'année quand les animateurs sont bénévoles et 150 euros pour des professionnels) et des bals (6 euros pour les "bals CD", 12 euros lorsqu'il y a des chanteurs sur scène) l'expliquent en partie. Les références, l'iconographie sont celles des classes populaires, les catégories plus fortunées préfèrent se tenir à distance d'une activité prisée chez les "bouseux des Appalaches". "L'attrait pour la country va être d'autant plus répandu à mesure que l'on va descendre dans la pyramide sociale. Le taux de pratiquants actuels ou passés est 2,5 fois plus élevé dans les catégories pauvres (15 %) que dans les catégories aisées", analyse Jérôme Fourquet, en s'appuyant notamment sur l'exemple du Vaucluse, où il n'y a "quasiment aucun club dans le très prisé Lubéron alors qu'ils foisonnent dans la partie du département à l'ouest d'un axe Avignon-Carpentras, territoires nettement plus populaires". 

Sur la piste, les cow-boys se ressemblent. Les chapeaux et les santiags gomment les différences de revenu, de diplôme. 

La country brasse les populations d'une France modeste, silencieuse, souvent ignorée. Entre un chômeur et une infirmière, entre un gendarme et un informaticien, les différences s'estompent. Les chemises et les santiags ont cette vertu de gommer les niveaux de vie, les diplômes, les revenus. Qu'est-ce qui ressemble plus à un cow-boy qu'un autre cow-boy ? On est là pour danser, on parle peu de ses difficultés de la vie quotidienne. Tout juste avoue-t-on que le mythique voyage aux Etats-Unis - Nashville, route 66, Grand Canyon - est hors de portée de trop petits salaires ou de maigres pensions. Tout juste, Sylvie, rencontrée à la Défense, glissera-t-elle dans un souffle que, à une période où elle subissait une situation de harcèlement au travail, la danse country lui a probablement sauvé la vie : "Je faisais le plein d'endorphines dans les bals le week-end pour affronter la semaine."  

Dominique, vue à Soissons, se livre un peu plus. A 51 ans, elle passe du chômage à des missions d'intérim. Elle avoue que, pour elle, "ces soirées sont un budget", mais elle apprécie la chaleur qu'elle y trouve, une attention différente de celle connue sur les ronds-points des gilets jaunes, qu'elle a aussi fréquentés : "Là-bas, c'est facile de se confier, ce sont des oreilles extérieures. Ici, on ne parle pas de choses personnelles, car vous croisez les mêmes gens de semaine en semaine mais, lorsqu'ils s'aperçoivent que vous n'allez pas bien, ils vous prennent par le bras et vous emmènent sur la piste de danse." "Les gilets jaunes, ce sont les rebelles contre l'Etat. Ici, c'est le plaisir d'un soir", confirme Christophe, maçon en reconversion. 


Un esprit bon enfant, loin de la performance

La country, c'est une piste de danse en bordure de laquelle on laisse le mari avec qui on ne partage plus grand-chose, les soucis d'argent, les enfants qui ne trouvent pas de travail, la maladie qui menace. Mais aussi les complexes, les kilos en trop, la maladresse, la solitude. Pour l'essentiel, la danse country se pratique en groupe. Pas d'obligation d'avoir un partenaire. Les femmes (70 % des pratiquantes) viennent entre copines, les célibataires dissimulent dans la masse leurs trop nombreuses nuits solitaires. On a le droit de se tromper : une erreur, un pas raté vaut un sourire encourageant, pas un regard navré.  

La très grande majorité des pratiquants sont des femmes, elles viennent entre copines. 

Pour des gens qui voient les années filer, le corps s'alourdir et se raidir - le public est plus dans la tranche des 50-70 ans que dans celle des 25-45 ans -, la country éloigne un peu la terrifiante perspective d'une vieillesse à venir. Parce qu'elle oblige à bouger son corps et à faire travailler sa mémoire. Impossible, en effet, d'improviser : chaque morceau a sa chorégraphie, qu'il faut retenir. Les plus simples ne comptent que 16 pas, renouvelés jusqu'à épuisement de la musique, d'autres, bien plus complexes, jusqu'à 256 pas.  

Gérard et Bernadette, respectivement 71 et 70 ans, identiques pantalons rouges et chemises blanches brodées de santiags, n'ont pas beaucoup quitté la piste en ce samedi. Depuis leur village, où ils animent un club depuis dix ans, ils ont fait une heure et quart de route. Chaque matin, Gérard prend son café, puis il file sur YouTube repérer les nouvelles chorégraphies, il imprime la fiche, pousse le canapé et s'entraîne pendant que Bernadette est à la salle d'eau. Quand elle est prête, il lui propose d'essayer, oui, non, elle n'a pas envie, tant pis, ce sera partie remise à l'après-midi. Voilà belle lurette qu'ils ne fréquentent plus les thés dansants, trop ennuyeux à leurs yeux.  


Pas de vol, de bagarre, pas de moquerie

Les soirées country ont ce truc en plus, cette bulle qu'ils ne trouvent pas ailleurs. Les adeptes apprécient de pouvoir mélanger les générations, de ne pas avoir à subir de personnes alcoolisées - au "saloon", on sert au mieux de la bière, le whisky du cow-boy est un mythe oublié depuis longtemps. Pas de vol, pas de bagarre, pas de moquerie - à l'extérieur, on leur demande souvent où ils ont remisé leur cheval -, ils se sentent en sécurité dans un monde qui ne l'est plus trop à leurs yeux. "Alors que les liens se distendent dans la société contemporaine, beaucoup trouvent dans la country une seconde famille", confirme Jérôme Fourquet. 

Au grand regret des puristes, les plus jeunes dansent désormais la country sur toute sorte de chansons. 


Dans cette conquête de l'Ouest, tout n'est pourtant pas rose. Il y a des querelles de chercheurs d'or, la country est devenue une activité commerciale où la concurrence fait rage. Il y a surtout une rupture croissante entre les amateurs de musique et ceux de la danse. Les chanteurs de country, véritables stars aux Etats-Unis, se sentent délaissés dans l'Hexagone. "En France, la danse country, c'est du folklore, les gens s'intéressent peu aux artistes. Les musiciens ne sont pas écoutés pour ce qu'ils produisent, mais comme support de la danse", regrette Rose Alleyson, artiste franco-américaine.  

Pis encore, aujourd'hui, les plus jeunes dansent la country sur des chansons qui n'en sont pas, au grand regret des puristes. Anecdotique ? Pas vraiment. Une partie des adeptes sont engagés dans une course à la nouveauté - nouvelle chorégraphie, nouvelle chanson - qu'ils ont du mal à satisfaire. Déjà, pour répondre à cette soif de changement, certains festivals ou certains bals se reconvertissent et mettent en avant les fifties et ses pin-up, robes sexy obligatoires pour les filles, bananes conseillées pour les garçons. Une autre Amérique, avec ses propres mythes. Prête, déjà, à balayer la mode de la country. 

ANTOINE DOYEN POUR L'EXPRESS

https://www.lexpress.fr/actualite/societe/la-country-un-phenomene-si-francais_2108223.html

 

 

Reportage d antoine doyen

 

 

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Date de dernière mise à jour : 30/11/2021

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